Un problème souvent rencontré dans l'innovation est la contradiction entre, d'une part, les innovateurs qui inventent un nouveau produit ou service qu'ils pensent utile ou "bénéfique", et d'autre part, le fait que trop souvent cette nouvelle offre ne trouve pas son marché.
Le concept de besoin caché indique un moyen de résoudre ce problème.
Lorsque les entreprises innovent pour prendre leur place sur un nouveau marché, il y a souvent un besoin dont elles ne réalisent pas l'existence. Et si ces entreprises connaissaient ce besoin, si ce besoin était évident, si, en d'autres termes, il n'était pas caché, ces entreprises seraient déjà en train d'y répondre ou de faire de la R&D pour essayer de le satisfaire (1).
Découvrir le besoin caché auquel sa solution répond est la clé pour devenir capable de prédire si une nouvelle offre est adaptée ou non au marché, si elle résout les problèmes décisifs pour son adoption. C’est ce qui permet de lever les incertitudes inhérentes à l’adoption d’une nouvelle offre et de sécuriser l'effort d'innovation.
Le but ici est d’expliquer un certain nombre de choses que nous avons apprises sur les besoins cachés afin de guider la réflexion des entreprises sur comment réussir à faire des choix qui favorisent le succès de leurs innovations.
UN BESOIN CACHÉ EST UNE PRIORITÉ NON RÉALISÉE
La première chose que nous avons découverte est qu’un besoin caché se formalise dans la tête d’un client potentiel par une priorité non réalisée.
Qu'est-ce qu'une priorité non réalisée ? C'est un objectif dont la réalisation ne devient prioritaire pour un client potentiel du marché que s'il pense qu'il existe une solution pour l'atteindre.
Il existe de nombreux exemples dans le monde des start-ups dont nous pouvons nous inspirer, nous allons commencer par donner un exemple qui a probablement été rencontré par un certain nombre de lecteurs, à savoir celui d’Evernote.
Nous savons tous qu'Evernote est une application permettant de trouver de prendre et retrouver des notes. Il y a une dizaine d’années, l’un des auteurs de cet article s'est personnellement trouvé dans la situation, d'entendre parler d'Evernote pour la première fois lors d'une conférence. En écoutant la conférence, il a pris conscience qu'Evernote était une sorte de post-it électronique amélioré qui répondait à ses besoins en matière de prise de notes. Dès qu'il en est sorti, la première chose qu'il a faite a été d'acheter une licence annuelle.
Avant d'assister à la conférence, il avait certes, comme beaucoup de gens, rencontré de nombreux problèmes pour retrouver des notes prises par exemple dans la rue, dans un bus, etc. Mais il serait faux de dire que ces problèmes étaient si aigus qu’il n'arrêtait pas d'y penser et que vouloir les résoudre était pour lui une préoccupation quotidienne.
Non : ce n'est qu’après avoir réalisé qu'il existait une solution pour ne pas perdre des informations potentiellement importantes que l'achat d'une solution comme Evernote est devenu impérieux pour lui. Avant, cet objectif n'était qu'une priorité latente : tant qu'il n'y avait pas de solution pour l’accomplir, son caractère prioritaire ne se manifeste pas.
Donnons un autre exemple : hyperGROWTH a travaillé pour Plume, une startup qui a conçu une solution ludo-éducative pour apprendre à écrire. Plume rencontrait un fort succès initial puisque son application était utilisée par près de 5.000 enseignants en France pour amplifier et simplifier l'enseignement de l'écriture aux enfants de leur classe. Mais Plume avait un problème : c'est que ce positionnement sur le ludo-éducatif ne fonctionnait pas vraiment auprès des parents.
Nous avons ici l'exemple type d'une solution qui se définit de manière compréhensible par tous "une solution ludo-éducative pour apprendre à écrire en s'amusant", et qui, pourtant, ne faisait pas réagir les parents.
Après avoir étudié le marché des parents, nous avons identifié qu’il existe sur le marché des parents 3 priorités non réalisées.
Un parent sur 4 a pour priorité de “remédier à un niveau d’écriture médiocre de leur enfant”, un parent sur 4 souhaite "rendre leur enfant autonome à l'écrit" et un parent sur 3 a une troisième priorité non réalisée (les 15% des parents restants qui ne semblent pas avoir d’attentes particulières vis à vis de l’amélioration du niveau d’expression écrite de leur enfant). (les pourcentages ont été modifiés).
Cette décomposition du marché des parents en priorités non réalisées a permis d’établir que le positionnement ludo-éducatif de Plume ne pouvait pas fonctionner car il ne répondait à aucune des priorités non réalisées du marché.
Plume a ainsi choisi de se positionner sur le segment de parents qui souhaitent rendre leur enfant autonome à l’écrit. Ces parents ont des enfants de 8-9 ans qui demandent beaucoup d’aide le soir pour pouvoir faire leurs devoirs écrits. Et ce besoin d’être assisté empêche les parents de faire d'autres choses pour la famille : cuisiner, se détendre, s'amuser avec leur enfant, communiquer avec lui autrement qu'autour des devoirs, éviter de se disputer avec lui tout le temps pour qu'il fasse ses devoirs, etc.
A nouveau, on voit ici que tant que ces parents ne sont pas exposés à une solution pour accomplir leur priorité non réalisée , ils "font avec", ils s'habituent à vivre sans et à s’en accommoder. C’est le phénomène de l’habituation.
En revanche, si une solution apparaît et qu’un parent perçoit qu'elle lui permet de se libérer du temps passé à aider son enfant à faire ses devoirs écrits (sans, bien sûr, l'abandonner mais au contraire en s'assurant que l'enfant éprouvera du plaisir à apprendre et à pratiquer l'écriture de manière approfondie par lui-même) alors l'adoption de cette solution devient une priorité.
Cette priorité non réalisée était un véritable besoin caché pour l’équipe dirigeante de Plume pourtant composée de professeurs ayant une longue expérience de l'enseignement de l'expression écrite à des enfants du CE1 au CM2.
DE L’INNOVATION INTUITIVE À L’INNOVATION PRÉDICTIVE
La possibilité de décomposer un marché en ses priorités non réalisées permet de résoudre l'un des grands dilemmes de l'innovation, qui est de savoir comment prendre des décisions éclairées et cesser de douter de l'intérêt d'innover.
Pour illustrer ce dilemme, prenons l’exemple de Webotit, une startup qui propose une solution à destination des retailers pour aider les consommateurs à choisir un produit complexe en magasin.
Pour concevoir sa solution, le fondateur de Webotit était parti de sa propre expérience d'achat en magasin : des vendeurs pas toujours disponibles en cas d'affluence et qui donnent des conseils pas toujours judicieux. Fort de cette intuition, il a présenté sa solution aux retailers comme une sorte de vendeur virtuel, la présentant comme "votre meilleur vendeur, toujours disponible". Or ce positionnement n'a pas été très bien reçu par les retailers qui doutaient fortement qu'un vendeur virtuel puisse remplacer un vendeur en chair et en os et puisse être d'une quelconque utilité pour les visiteurs des magasins.
L'identification des priorités non réalisées des acheteurs de produits complexes en magasin a révélé que la principale était de ne plus hésiter sur le produit qui répond le mieux à leurs besoins.
Ce constat a amené Webotit à comprendre que son insuccès apparent auprès des retailers était dû à un mauvais positionnement et certainement pas à une absence de marché. Cela l’a conduit à faire évoluer sa proposition de valeur pour se positionner comme une solution qui aide les retailers à réduire l'hésitation à acheter en magasin. Ce nouveau positionnement permet à webotit de ne plus être considéré comme un substitut du vendeur, mais plutôt comme une solution d'aide à la vente que les vendeurs peuvent utiliser au même titre que les consommateurs.
Cette approche a également permis à Webotit de prioriser le développement de fonctionnalités produits très précises, gagnant ainsi un temps précieux dans son time to market. Finalement, l’identification des priorités non réalisées du marché a conduit la startup à passer d’une logique de validation d’intuitions à une logique de découverte des caractéristiques de l’offre les plus décisives pour répondre aux priorités du marché.
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RÉDUIRE L’INCERTITUDE DE L’INNOVATION
Trop souvent, l'entrepreneur, ou plus généralement l'innovateur, hésite entre plusieurs options possibles au moment de décider quelles fonctionnalités développer en premier, ou quel message formuler pour promouvoir son offre. Cette hésitation entre plusieurs options dont on ne connait pas les conséquences inhibe l'audace et empêche de progresser dans la bonne direction.
Il y a lorsqu'on innove, un besoin de pouvoir prendre des décisions fondées sur des certitudes, de pouvoir s’engager dans une direction univoque et d'identifier les leviers sur lesquels on doit agir.
Découvrir et comprendre le besoin caché auquel une offre doit répondre permet aux dirigeants de prendre les décisions qui ont le plus d'impact sur son succès : définir le MVP (minimum viable product - le premier produit qui sera mis sur le marché), choisir la cible à adresser, déterminer le business model et, bien entendu, formuler la proposition de valeur.
En appliquant notre méthode aux marchés d'une vingtaine de start-ups aussi bien B2B que B2C, nous avons découvert que dans la plupart des cas, un nouveau marché peut se décomposer en 3 ou 4 priorités non réalisées et non 25. La compréhension de chacune de ces priorités est un phénomène extrêmement important car elle permet d’expliquer les différentes formes d’expression que peut revêtir la demande pour l'innovation de la majeure partie du marché (typiquement 85% comme ce fut le cas sur le marché des parents pour PLUME).
Autrement dit notre méthode ne se contente pas de comprendre la demande pour l’'innovation de 30% du marché, en laissant indéterminé ce que 70% de clients potentiels restants attendent.
C'est ce qui rend les choix plus sûrs. Car lorsqu’on ne parvient à identifier la demande d’innovation uniquement pour 30% de son marché cela veut dire qu’on ne connaît pas les besoins des 70% restants, et que du coup on ne sait pas vraiment le risque que l'on prend de ne pas satisfaire ces derniers.
C’est le fait de comprendre les priorités non réalisées de la majeure partie du marché des parents qui a permis à Plume de dire, par exemple : « Finalement, notre solution, compte tenu de notre historique, compte tenu des fonctionnalités existantes de notre solution, il est beaucoup plus avantageux pour nous de cibler les parents qui veulent rendre leur enfant autonome plutôt que le marché de la remédiation scolaire ».
La stratégie, c'est aussi savoir ce que l'on ne veut pas faire.
UNE NOUVELLE FAÇON D’INNOVER
Créer de nouvelles offres en partant de la découverte des besoins cachés de son marché constitue une nouvelle manière d'innover qui clarifie les choix stratégiques que l'on doit inévitablement faire à l’aide d’une information quantitative, nette, incontestable. On ne se perd plus dans des rapports d'études, parfois de plusieurs centaines de pages, où aucune information n’est hiérarchisée et avec une surenchère d'insights diffus et inactivables. Au contraire, la direction à prendre devient très précise, très univoque, car elle est déterminée par les priorités non réalisées du marché.
En décomposant un marché en priorités non réalisées, une entreprise parvient, en à peu près 4 mois, à éliminer tout doute possible, sur l'existence (ou non) d'opportunités de marché pour sa solution à lever les incertitudes qu’elle peut rencontrer lors du développement d’une nouvelle offre, et à guider les choix relatifs à la stratégie produit, au choix de la cible, à l'identification du meilleur business model et la formulation de la proposition de valeur.
(1) citation inspirée et traduite du talk de David Rusenko https://www.youtube.com/watch?v=0LNQxT9LvM0
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